De la pharmaceuticalisation à la pharmacodéfiance: pratiques et mutations des usages sociaux des médicaments
Présentation
La médicalisation de la société s’est accompagnée d’un élargissement de l’offre et des promesses pharmaceutiques. Le médicament n’est plus seulement requis afin de traiter, ponctuellement, les symptômes d’une maladie. Qu’il s’agisse de réguler la vie affective, voire d’augmenter les performances intellectuelles ou sexuelles etc., le médicament s’immisce progressivement dans tous les espaces de nos vies. De plus, le vieillissement de la population, tout comme l’augmentation de la durée de vie et des maladies chroniques en font un bien de consommation courante.
Pour autant, le médicament ne transforme pas insidieusement notre rapport au corps et aux autres. Les drames et scandales sanitaires associés au Mediator, aux statines, à l’Euthyrox etc., ont ébranlé notre confiance en une industrie encline à promettre toujours plus de bien-être et de santé. Les instances de pharmacovigilance ont mis au jour la toxicité et les risques liés à la sur-médication. Les usagers répondent positivement aux professionnels appelant à la démédication ou la déprescription.
Sommes-nous seulement en train de redécouvrir que le médicament est avant tout Pharmakon, à savoir à la fois un remède et un poison ? A moins que nous fassions face à une transformation inédite des usages et de nos représentations des médicaments ? C’est à ces questions que Sylvie Fainzang et Johanne Collin entendent donner des éléments de réponse, avant d’ouvrir les débats aux différents spécialistes qui composent la table ronde.
Le médicament: un ami qui vous veut du mal ?
Compte-rendu de la table ronde
Le point de vue des usager.ère.s
En guise d’introduction, Sylvie Fainzang, (anthropologue à l’INSERM de Paris), a présenté les résultats de plus de vingt ans de recherche sur le rapport des patient.e.s aux médicaments. De la surconsommation médicamenteuse à la méfiance croissante, en passant par le développement de mesures visant la dé-médicalisation, les sujets abordés lors de cette première présentation ont mis en lumière toute l’ambivalence et la complexité de notre relation aux produits pharmaceutiques.
Vers une transformation de la fonction du médicament
La deuxième conférence, donnée par Johanne Collin (sociologue à l’Université de Montréal), a porté sur la pharmaceuticalisation, un concept apparu il y a bientôt 10 ans dans la sociologie médicale. Elle a montré comment le médicament, dont la fonction était au départ uniquement médicale, a été petit à petit utilisé à d’autres fins, qu’il s’agisse de favoriser le plaisir, les performances ou d’étendre les capacités corporelles.
Selon J. Collin, la pharmaceuticalisation est le résultat de l’interaction entre trois processus :
- la médicalisation qui tend à déplacer les frontières entre le normal et le pathologique, en mettant le primat sur la médecine préventive et prédictive
- la molécularisation qui tend à repousser les limites du vivant notamment grâce à la génétique ou aux nanotechnologies
- la bio-socialisation, à savoir les pratiques qui amènent les patient.e.s à s’informer et à se soutenir mutuellement via les réseaux internet, redessinant ainsi les critères d’inclusion et d’exclusion sociales, mais aussi les identités collectives et individuelles autour d’attributs physiques et somatiques
Entre information et désinformation : l’automédication
Malgré les prescriptions et recommandations des professionnel.le.s de la santé, de plus en plus de patient.e.s consomment un ou plusieurs médicaments sans contrôle médical et sans être informé.e.s des dangers et des effets que cela peut impliquer.
Pour Sylvie Fainzang, l’une des causes de la surconsommation, et notamment celle de psychotropes, viendrait de la tendance avérée des généralistes à prescrire trop rapidement ce type de produits, une réalité lourde de conséquence dans la pratique professionnelle française.
Johanne Collin rappelle pour sa part qu’au Canada, les 10 dernières années ont vu une augmentation significative des prescriptions de psychotropes dont 70% sont réalisées par des professionnel.le.s de santé qui ne sont pas des expert.e.s de la santé mentale. Pour elle, cette « inflation » n’est pas sans lien avec un contexte de pratique qui veut qu’on aille toujours plus vite.
Régis Marion-Veyron, médecin-psychiatre à Unisanté, réagit à ce sujet car, dans la formation des médecins, la prescription des psychotropes est abordée avec beaucoup de précautions et de réserve. La situation en Suisse semble donc différente.
A ce sujet, Thierry Buclin, pharmacologue au CHUV, avance que la crise sanitaire autour des psychotropes aux Etats-Unis, largement médiatisée, a sans doute déjà eu un effet dissuasif et qu’une telle crise n’aura peut-être pas lieu en Europe.
Anne Decollogny, pharmacienne et économiste à Unisanté, précise qu’en Suisse, les médicaments remboursés par l’assurance maladie (LAMal) sont interdits de publicité. La stratégie des pharmas est donc de s’engager dans la logique de la médecine préventive et de faire du marketing sans que les gens aient des informations précises sur le médicament. Ce qui n’est pas acceptable car l’industrie pharmaceutique se saisit d’une zone grise et joue avec les doutes des consommateur.trice.s : on croit avoir des pertes de mémoires ou être atteint.e d’Alzheimer et la publicité vient conforter ces inquiétudes. Même dans des sociétés où la publicité n’existe pas, il y a internet où l’on trouve une multitude de tests d’autodiagnostic qui sont précisément créés par les sociétés pharmaceutiques.
Alternatives aux médicaments et pharmaceuticalisation
On note toutefois, relève Rose-Anna Foley, anthropologue de la santé à HESAV, que de nombreux.ses patient.e.s se détournent de la médicalisation et recherchent des alternatives. Les préceptes de santé publique tels que le fait de manger sainement ou de pratiquer une activité physique régulière gagnent du terrain, ouvrant ainsi la voie à une démédicalisation. Mais comment cette mouvance s’articule-t-elle avec la pharmaceuticalisation ?
Sylvie Fainzang explique que les pratiques profanes sont diverses : certain.e.s patient.e.s refusent consciemment un traitement et pratiquent donc l’inobservance alors que d’autres détournent les prescriptions, personnalisant ainsi leur pharmacopée ou la modifiant selon leurs perceptions de l’efficacité.
Les réalités sont donc variables d’un usager.ère à l’autre et dépendent de leur perception du médicament. Cela s’illustre par exemple dans le rangement des médicaments chez soi. Sylvie Fainzang a observé que certaines personnes rangeaient le sirop antibiotique pour enfants à la cuisine avec les bonbons et la crème à la cortisone avec les crèmes de jour à la salle de bain.
Refus des médicaments et démédicalisation
Il est par ailleurs intéressant de noter, comme le relèvent certain.e.s intervenant.e.s, qu’une partie de la population ne consulte pas ou très peu malgré les maladies qu’ils ou elles ressentent. Peut-on dans ce cas parler de démédicalisation ?
Sylvie Fainzang prend l’exemple des antibiotiques : les gens pensent que c’est efficace et ne remettent pas cet état de fait en question. Le hic, c’est qu’ils ne suivent pas le traitement jusqu’au bout et donc cela perd en efficacité. C’est cela qui provoque une défiance. Selon l’anthropologue, il est donc primordial de développer une information complète et accessible sur les médicaments, une information qui va au-delà de celle distribuée par les pharmas. Cette question peut être abordée dès le plus jeune âge, à l’école par exemple.
Pour Johanne Collin, le problème réside davantage dans la multiplication des avis divergents, les rumeurs qui se propagent et qui viennent créer, notamment sur internet, des niches cognitives. Les gens retiennent les informations qui les confortent dans leurs croyances.
Une relation ambivalente
En définitive, l’usage des médicaments se complexifie : tout en se diffusant à plus large échelle, il fait naitre des craintes poussant à la sobriété, voire à la dé-prescription. Quoi qu’il en soit, en étendant leur rapport aux produits pharmaceutiques, bien au-delà de la sphère médicale, les usager.ère.s et les patient.e.s contribuent toujours plus à socialiser le médicament.
Les mouvements de méfiance, voire de défiance vis-à-vis des médicaments, semblent peu organisés, ou du moins encore peu documentés, tout comme, à l’autre extrême, les usages médicamenteux non-thérapeutiques, qui visent avant tout une augmentation des performances humaines. Il s’agit bien à l’heure actuelle d’un climat contradictoire où les médicaments continuent de progresser et de gagner en importance et face auxquels nous n’avons jamais été autant sceptiques.