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Protection de la maternité au travail: pratiques, obstacles, ressources

Il y a toujours une marge entre la loi et son interprétation. Dans le cas des femmes enceintes, ces marges d'interprétation peuvent impliquer des variations de leur protection face aux risques professionnels, avec des conséquences potentielles sur leur santé et celle de leur futur enfant. Notre projet FNS cherche à identifier obstacles, enjeux et pratiques des acteurs impliqués sur la question.

Interview d'Isabelle Probst.

Pourquoi vous êtes-vous intéressé.e à ce projet ?

Ce projet a commencé par plusieurs rencontres. Lors de mon engagement à HESAV, j’ai cherché des partenaires dans l’école pour monter un projet de recherche autour de la santé des femmes au travail. C’est ainsi que j’ai fait la connaissance de Maria-Pia Politis Mercier, enseignante de la filière sage-femme. Ayant une vision large du rôle des sages-femmes, notamment dans le domaine de la prévention et promotion de la santé, elle a suivi un MAS en santé publique. Nous avons commencé à discuter d’une recherche sur l’expérience des femmes enceintes en lien avec leur activité professionnelle.

Ensuite, nous avons parlé du projet à Brigitta Danuser, professeure de médecine du travail à l’Institut universitaire romand de Santé au Travail. Par une heureuse coïncidence, sa collègue Peggy Krief venait de mettre sur pied une consultation pour les travailleuses enceintes et des cours sur la protection de la maternité (englobant grossesse et allaitement), destinés aux gynécologues. Toutes deux tiraient le constat d’un décalage inquiétant entre la législation visant la prévention des risques professionnels (Loi sur le travail et Ordonnance sur la protection de la maternité) et son application sur le terrain. En théorie, la législation suisse prévoit que, dans les entreprises présentant des risques pour la maternité, l’employeur est tenu de faire réaliser une analyse de risques par un-e spécialiste. Lorsqu’une femme enceinte occupe un poste présentant des dangers ou tâches pénibles (p.ex. substances chimiques, travail debout, port de charges, etc.), l’employeur doit procéder à des aménagements de poste ou transférer l’employée à un poste sans danger. Les gynécologues sont chargé-e-s de vérifier la mise en place de ces mesures et devraient prononcer un « avis d’inaptitude » pour leurs patientes si elles ne sont pas respectées. Dans ce cas, la femme est en congé et l’employeur lui verse 80% de son salaire. Ce congé est distinct de l’arrêt maladie.

En effectuant une revue de la littérature internationale, nous avons appris que l’application partielle et inégale des dispositions de protection, constatée par nos collègues de l’IST, se retrouvait dans d’autre contextes nationaux. Par exemple, il a été montré que les femmes employées par des petites entreprises et celles qui sont moins qualifiées bénéficient plus rarement de mesures de protection alors même qu’elles sont plus fréquemment exposées à des risques pour la santé.

Quels objectifs poursuivez-vous avec ce projet ?

C’est finalement sur la question de l’application de la législation que nous avons décidé de focaliser notre projet : Comment la législation est-elle mise en œuvre ? Quels sont les obstacles que rencontrent différents acteurs, en particulier les directions d’entreprises, les gynécologues et sages-femmes, et les travailleuses enceintes lorsqu’il est question de la mettre en œuvre ? Mais aussi, quelles sont les raisons pour lesquelles ces personnes interprètent et transforment les dispositions prévues, par exemple en recourant à l’arrêt de travail pour maladie plutôt qu’à l’avis d’inaptitude ? Enfin quels sont, du point de vue des personnes concernées, les apports et les limites de ces dispositions législatives ? Par exemple, les femmes ont-elles la même notion des « risques » que les expert-e-s qui ont formulé la liste des dangers dans la législation ?

Autrement dit, nous avons deux objectifs principaux :

  • Le premier est de dresser un état des lieux de l’application des dispositions législatives de protection de la maternité en Suisse romande.
  • Le second objectif est d’identifier et de comprendre quels sont les obstacles et les ressources que rencontrent les acteurs dans cette application.
    En lien avec ce second objectif, il s’agit aussi pour nous de comprendre comment les dispositions sont perçues par les acteurs impliqués, et en particulier par les travailleuses enceintes qui jouent un rôle actif dans ces processus.

Quelles méthodes de recherche avez-vous retenues ? Pourquoi ?

Pour répondre à ces deux objectifs, nous avons besoin de deux grands types de données : d’une part des données quantifiées sur l’application des dispositions prévues par la Loi sur le travail et l’Ordonnance sur la protection de la maternité ; d’autre part, de données qualitatives permettant de comprendre la perception et les choix des diverses parties prenantes. C’est pourquoi nous avons opté pour un design mixte.
Un premier volet comporte des questionnaires électroniques destinés aux gynécologues et sages-femmes de Suisse romande, ainsi que des questionnaires téléphoniques à 200 entreprises de deux secteurs – santé et industrie alimentaire. Dans les deux cas, il s’agit d’identifier leurs pratiques, les principales difficultés et ressources qu’ils et elles perçoivent.
Un second volet comporte des études de cas dans plusieurs entreprises. Là, il s’agit d’entretiens avec diverses personnes – des salariées qui ont vécu une grossesse, les RH, les responsables de la santé et sécurité au travail, etc. L’objectif est de saisir de manière plus contextualisée les pratiques (p.ex. quels types d’aménagements sont mis en place pour quelle catégorie de personnel), leurs raisons (p.ex. difficultés pour les équipes à réorganiser le travail pour faire face aux aménagements ou transferts de postes) et les expériences (p.ex. comment des transferts de poste sont vécus par les salariées concernées).
Enfin, un financement complémentaire du Service de la santé publique du canton de Vaud va nous permettre de réaliser des focus groups avec des médecins du travail et hygiénistes du travail, ainsi qu’avec des inspecteurs et inspectrices du travail.

A quel stade du projet en êtes-vous ?

Grâce aux financements externes reçus, nous avons pu étoffer notre équipe en engageant une doctorante, Alessia Zellweger, et une collaboratrice de recherche, Michela Zenoni.
Lors de la première année de la recherche, nous avons fait passer les questionnaires auprès des gynécologues, des sages-femmes et des responsables RH ou directions des entreprises. Nous sommes actuellement en train d’analyser ces données. À noter que les questionnaires téléphoniques aux entreprises ont produit une somme de données qualitatives que nous n’avions pas anticipée : de nombreux.ses interlocuteur.trice.s ont profité des questions ouvertes pour détailler les difficultés qu’ils et elles rencontrent dans la gestion des grossesses et de l’allaitement dans l’entreprise. La deuxième année de la recherche, que nous venons d’entamer, est consacrée aux études de cas dans des entreprises de la santé et de l’industrie alimentaire. Les premiers entretiens montrent qu’il est essentiel d’interroger les diverses parties prenantes car leurs expériences sont parfois radicalement différentes : par exemple, dans l’une des entreprises participantes, les cadres n’évoquent aucun risque toxique pour les femmes enceintes alors que plusieurs salariées font état de leurs inquiétudes par rapport à la manipulation de substances potentiellement dangereuses pour leur santé ou celle du fœtus…

À votre avis, cette recherche aura-t-elle des retombées sur le terrain ? Et si oui, sur les enseignements, sur les pratiques professionnelles, voire des retombées plus larges ?

Nous souhaitons évidemment que notre recherche contribue à améliorer la situation des femmes enceintes au travail et nous avons prévu de formuler des recommandations à l’issue de la recherche. Pour favoriser le transfert de résultats vers la pratique, nous avons mis sur pied un groupe de pilotage de la recherche, qui rassemble une douzaine d’expert.e.s issu.e.s d’associations professionnelles (gynécologues, sages-femmes, médecins du travail), employeurs et syndicats, inspections du travail, etc. Mais ce qui pourra être réellement mis en place ne nous appartient pas… Les résultats de la recherche seront aussi directement utiles pour les formations dispensées dans nos deux institutions, HESAV et l’IST, qui forment des sages-femmes et médecins du travail, et dispensent des formations à des publics externes plus larges.

Titre du projet FNS
« Protection de la maternité au travail : pratiques, obstacles, ressources »

Equipe de recherche

Isabelle Probst, HESAV
Peggy Krief, IST
Brigitta Danuser, IST & UNIL
Maria-Pia Politis Mercier, HESAV
Alessia Zellweger, HESAV
Michela Zenoni, HESAV