Expertiser la souffrance et la transgression : cinq décennies (1940-80) de psychiatrie légale dans trois cantons romands
Mandaté par le Conseil fédéral, le Fonds national suisse (FNS) a lancé en 2018 un Programme national de recherche (PNR) pour interroger les pratiques coercitives d’assistance. Atteintes à l’intégrité et aux droits des personnes versus protection des plus fragiles et préservation de l'ordre public, accroissement versus réduction des inégalités : l’ambition est de « dégager des connaissances qui fourniront des repères et une base d’action s’agissant de la manière de s’occuper et de protéger les personnes vulnérables » (PNR 76/Mise au concours).
Vingt-sept projets ont été financés dans le cadre de ce programme, parmi lesquels un projet co-dirigé par la Professeure Cristina Ferreira (HESAV) et le Professeur Jacques Gasser (Département de la psychiatrie du CHUV). « Nous avons étudié le rôle socio-historique de l’expertise psychiatrique dans la prise de décision de recours à la contrainte ainsi que sur la perception des personnes et de leurs conditions de vie, explique Cristina Ferreira. Depuis le début du XXe siècle, cette expertise est exigée par la loi en cas de doute sur l’état mental d’une personne avant de décider de sa mise sous tutelle ou de se prononcer sur sa responsabilité pénale ».
L’étude considère cinq décennies (1940-1985) de sources inédites dans les cantons de Vaud, de Genève et du Valais : fonds d’archives, rapports d’expertise, écrits personnels sont croisés et comparés pour étudier l’évolution des normes et pratiques dont ils rendent compte. Une partie des résultats est présentée dans un ouvrage collectif, dont le vernissage aura lieu à Berne le 6 mars prochain.
L’expertise psychiatrique entre humanité et pathologisation
En plaçant les individus au cœur de son raisonnement, l’expertise psychiatrique apporte au regard porté sur les déviances un supplément d’humanité au-delà des normes juridiques. « L’autre face de la procédure, contradictoire, c’est la consolidation d’une forme de pathologisation des personnes concernées, note Cristina Ferreira. Dans cette optique, les problèmes socioéconomiques sont traités comme des manifestations de crises individuelles d’adaptation ».
C’est que l’expertise s’inscrit dans un contexte social et ses principes moraux. Les préoccupations sanitaires et sécuritaires de chaque époque exercent ainsi une influence sur la manière dont les expert.es, majoritairement des hommes occupant le haut de la hiérarchie pendant la période étudiée, considèrent les déviances. « Au-delà de l’évolution de qualification des situations, nos analyses montrent notamment combien la classe et le genre sont structurants dans l’appréciation des déviances », relève Cristina Ferreira.
De la difficulté des solutions sur mesure dans un dispositif contraint
A l’influence de ces représentations sociohistoriques s’ajoutent les déterminants des politiques publiques cantonales sur le travail des psychiatres. « Les sources montrent une recherche permanente de compromis entre la nécessité d’individualiser les mesures et la réalité des carences institutionnelles et des pressions conjoncturelles, sociales et politiques rencontrées », raconte Cristina Ferreira. Cela va de pair avec la préoccupation, exprimée par les psychiatres dans une abondante correspondante inter-institutionnelle, de distinguer clairement les hôpitaux (lieux de soins) et les établissements pénitentiaires (lieux de détention). La gestion banalisée et bureaucratisée de situations délicates, amenant certaines personnes expertisées à des va-et-vient fréquents entre hôpital et prison, est en effet également un symptôme du manque de moyens alloués aux besoins.
Enfin, l’étude confirme les difficultés à produire une connaissance sur les vécus des personnes concernées par l’expertise. « Parce qu’il y a peu de traces, mais aussi parce que leurs récits nous parviennent par la voix de tiers et que leur capital linguistique est souvent limité », précise Cristina Ferreira. De plus, prendre la parole expose les individus à des risques de surinterprétation, de déformation et de discrédit. « Paradoxalement, c’est grâce à l’expertise, bien que contraignante, que nous avons accès à ces vécus ».
Des recommandations pour la formation et la pratique des expert.es
Le projet a débouché sur des recommandations, formulées fin 2022. Il s’agit, dans un premier temps, de prendre la mesure des besoins de formation que l’étude met en lumière : « la sensibilisation aux questions de genre et à leur impact sur l’expertise devrait être davantage enseignée, propose Cristina Ferreira. De même, l’interprofessionnalité est une composante essentielle du processus d’expertise, qui doit davantage associer les autres professionnel.les qui côtoient les personnes expertisées ».
D’autres recommandations ont été soumises aux pouvoirs publics, mettant l’accent sur la nécessité de former des expert.es, de valoriser cette mission auprès des professionnel.les pour mieux recruter et d’adresser de manière urgente les carences de places en institutions et de moyens en milieu carcéral. « Notre recherche répond ainsi à des enjeux majeurs qui réunissent nombre d’acteur.ices dans les milieux du soin et du pénal, conclut Cristina Ferreira, tels que réduire le recours à la contrainte dans le champ médico-psychiatrique, atténuer les effets stigmatisants des mesures de protection de l’adulte ou faciliter l’accès aux soins en prison ».
En savoir plus sur le projet
Expertiser la souffrance et la transgression. Savoir et pouvoir de la psychiatrie légale
Requérant.es : Cristina Ferreira, Professeure HES associée, HESAV, et Jacques Gasser, Chef du Département de psychiatrie, CHUV, et Professeur, FBM/UNIL.
Collaborateur.ices : Mirjana Farkas, Ludovic Maugué, Sandrine Maulini (HESAV, Unige), Mikhaël Moreau
Sur l'histoire de la psychiatrie, voir aussi le reportage RTS “Retour sur les archives : Humaniser la psychiatrie”