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L'alcool durant la grossesse et l'allaitement

Dans un pays où la consommation d'alcool est largement répandue, voir socialement encouragée, il n'est pas toujours évident pour les femmes enceintes de s'astreindre à une abstinence totale de plusieurs mois. Comment vivent-elles cette transition et dans quelle mesure l'abstinence est-elle un enjeu pour le couple ? Ce projet FNS vise à explorer la question.

Interview de Yvonne Meyer et Raphaël Hammer.

Pourquoi vous êtes-vous intéressé-e à ce projet ?

L’origine de ce projet est multiple. Elle tient notamment à une thématique disciplinaire – la sociologie du risque – qui a pris une ampleur importante au cours des dernières décennies. Outre les risques technologiques majeurs et environnementaux, les sciences sociales ont porté un intérêt accru aux risques pour la santé du point de vue de la population. Le projet en question a également une filiation plus locale puisqu’il s’inscrit à la suite d’une recherche FNS antérieure sur les risques durant la grossesse, à la fois aux niveaux sociologique et juridique (note de bas de page 1). Cette recherche s’était intéressée à la perception des femmes enceintes et nous avions pu observer entre autres que les risques liés à la consommation de tabac et d’alcool – alors qu’ils présentent plusieurs traits communs – relevaient en partie de logiques différentes, confirmant la pertinence d’une approche socioculturelle de la perception profane des risques (note de bas de page 2).
Le choix théorique de nous centrer sur l’alcool vient du fait qu’il renvoie à un comportement de consommation fortement ancré dans le style de vie et doté d’une signification sociale avant tout, alors que le tabac est plus volontiers et d’emblée associé à un danger pour la santé. Autrement dit, même si l’abstinence d’alcool est largement pratiquée dès que les femmes se savent enceintes, la grossesse conduit à un changement de statut de la question de l’alcool, et ce du jour au lendemain, la faisant passer d’une pratique sociale tolérée voire encouragée à un danger pour le fœtus. C’est notamment cette transition qui nous intéresse dans ce projet FNS qui s’appuie sur un projet exploratoire financé par le domaine Santé de la HES-SO.
Finalement, l’intérêt de cette recherche tient au fait qu’elle se situe au croisement d’enjeux de sciences sociales et d’enjeux propres aux professionnels de la santé, qu’il s’agisse des sages-femmes et des gynécologues, mais aussi des professionnels de la santé publique plus particulièrement. Cette pluralité des regards et des questionnements se reflète dans la composition des requérants (deux sages-femmes et un sociologue de la santé).

Quels objectifs poursuivez-vous avec ce projet ?

Ce projet cherche à mieux comprendre comment la question de la consommation ou de l’abstinence d’alcool est perçue et gérée par les couples en attente d’un enfant, à la fois durant la grossesse et durant l’allaitement, deux phases majeures de la maternité. La phase d’allaitement à cet égard a été beaucoup moins étudiée que la grossesse dans la littérature. On s’intéressera ainsi non seulement aux représentations des participantes mais aussi à l’influence de l’abstinence ou de la consommation sur la durée de l’allaitement, ainsi qu’à la manière dont elles concilient, le cas échéant, l’allaitement et un verre occasionnel (extraction du lait maternel par exemple).
On peut résumer les objectifs analytiques de la recherche sous l’angle de trois processus :

  1. Comprendre la représentation du risque en tant que le fruit d’un ensemble pluriel d’influences (normes, valeurs, savoirs officiels, expériences personnelles…) qui peut prendre des formes différentes (négociation, compromis, sacrifice, choix rationnel face à l’incertitude…).
  2. Le but est de comprendre le risque en tant que processus relationnel du point de vue de la dynamique conjugale. En menant des entretiens séparés entre la femme et l’homme durant la phase de grossesse, il s’agit de s’intéresser au rôle joué par les deux partenaires dans la « définition » du risque et du bon comportement à adopter.
  3. De par le schéma longitudinal que nous avons adopté, nous nous demandons si la question de l’alcool durant la grossesse et l’allaitement relève d’un seul et même risque ou s’il s’agit de deux risques impliquant des représentations et des lignes de conduite différentes. Le fait que dans un cas c’est le fœtus qui est concerné par le passage de l’alcool et dans l’autre le nourrisson plaide pour la deuxième hypothèse. Alternativement, les normes sociales comme la « bonne mère » peuvent transcender cette différence biologique.

À ces objectifs principaux s’en ajoutent d’autres, comparatifs, tels que l’influence du milieu social, de la primiparité/ multiparité et du contexte romand/ alémanique.

Quelles méthodes de recherche avez-vous retenues ? Pourquoi ?

Il s’agit d’une étude qualitative impliquant deux séries d’entretiens semi-directifs : des entretiens séparés entre la femme et l’homme durant la grossesse, puis un entretien avec la femme uniquement au cours des premiers mois suivant l’accouchement.
Le recours à une méthode qualitative est dicté par la nature des objectifs : comprendre le point de vue des participants et leurs lignes de conduite dans leur contexte de vie quotidien. En outre, dès lors que l’on a affaire à des sujets fortement chargés sur le plan de l’autorité des savoirs experts et des recommandations, des entretiens favorisent en principe l’accès aux représentations des individus eux-mêmes, au-delà des normes officielles ou de ce qui peut être perçu comme convenu de dire. Enfin, la souplesse des méthodes qualitatives est une nécessité dans notre cas, dans la mesure où, par exemple, le guide d’entretien pour la phase d’allaitement est adapté pour chaque interviewée en fonction du contenu de l’entretien durant la grossesse. C’est évidemment une richesse de ce type de dispositif.

A quel stade du projet en êtes-vous ?

Le projet est prévu sur 36 mois et nous avons démarré à la fin du printemps 2017. Nous en sommes actuellement à la phase de récolte des données, la première série d’entretiens séparés femme / homme est bien avancée et les deux chercheuses – Solène Gouilhers Hertig et Irina Radu – viennent de commencer les premiers entretiens de la seconde série.

À votre avis, cette recherche aura-t-elle des retombées sur le terrain ? Et si oui, sur les enseignements, sur les pratiques professionnelles, voire des retombées plus larges ?

Outre une contribution à la connaissance sociologique dans le domaine de la perception profane du risque, cette recherche vise à explorer les choix d’abstinence et de relativisation du risque lié à l’alcool.
D’un point de vue professionnel, il sera particulièrement important de documenter de quelle manière les recommandations officielles sont comprises, comment elles sont transmises, à quelles normes et valeurs les recommandations sont confrontées dans la vie quotidienne, quelles sont les connaissances recherchées et mobilisées par les couples, ainsi que les difficultés auxquelles ces derniers sont confrontés dans la transition. Ces aspects, notamment le rôle joué par le partenaire, permettront d’alimenter la réflexion sur les pratiques professionnelles en matière d’information, de prévention et de conseil en matière de consommation d’alcool durant la grossesse et l’allaitement, tant par la voie de l’enseignement que par la diffusion des résultats auprès des milieux intéressés.

Titre du projet FNS
« Les couples et la consommation d’alcool durant la grossesse et l’allaitement : approche socioculturelle d’un risque « ordinaire »».

Equipe de recherche
Yvonne Meyer, HESAV
Jessica Pehlke-Milde, ZHAW
Raphaël Hammer, HESAV
Solène Gouilhers Hertig, HESAV
Irina Radu, ZHAW

Notes de bas de page

  1. Manaï D., Burton-Jeangros C. et Elger B. (éds). Risques et informations dans le suivi de la grossesse : droit, éthique et pratiques sociales. Berne, Suisse : Ed. Stämpfli.
  2. Hammer R. et Inglin S. (2014). I don’t think it’s risky, but…’ : pregnant women’s risk perceptions of maternal drinking and smoking. Health, Risk & Society, 16(1), 22-35.